google.com, pub-4370727962468462, DIRECT, f08c47fec0942fa0 Introduction sur la pédagogie différenciée ~ enseigner en français

dimanche 7 juin 2020

 Avant de formuler une définition de la pédagogie différenciée, on pourrait dire que cette pédagogie est formée de toutes les dispositions qu’un enseignant peut mettre en place afin de tenir compte des différences entre ses apprenants.

Une analyse approfondie pour mieux comprendre les problèmes de la pédagogie différenciée n’est pas nécessaire. Le premier est de savoir s’il est légitime de tenir compte des différences entre élèves. De ce point de vue, on peut schématiquement, discerner deux orientations :

 

–             La première consiste à valoriser les différences. Contre la menace d’une uniformisation totalitaire des comportements et des pensées, la deuxième moitié du XXe siècle a vu l’affirmation d’un « droit à la différence ». Au nom de cette revendication, l’école a souvent été critiquée : elle a été accusée de normaliser la pensée, en exigeant  des élèves des performances conformes à des modèles préétablis ; on l’a accusée de refuser les réponses personnelles, la créativité, la fantaisie, la divergence. Dans cette orientation, les différences à prendre en compte ne se limitent pas à celles qui sont d’ordre strictement cognitif. On a pu ainsi critiquer une conception restrictive de l’intelligence, imposée par l’école, au nom de formes d’intelligences multiples (Gardner, 1999).

Dans cette optique, il s’agirait alors de réformer les pratiques scolaires de façon qu’elles sauvegardent ce qui fait l’irréductible singularité de tout individu et, autant que possible, de créer les conditions pour que cette individualité puisse trouver les outils de son expression.

 

–             La deuxième de ces orientations consiste au contraire à vouloir abolir ou, au moins, à réduire les différences. Mais cette dévalorisation des différences peut être, à son tour, justifiée par deux catégories très différentes de considérations.

D’une part, ce qu’on peut redouter, lorsqu’on veut réduire les différences entre élèves à l’école, c’est qu’elles servent de support à des inégalités. Entre un élève qui comprend la trigonométrie et un élève qui ne la comprend pas, il n’y a, d’un point de vue strictement conceptuel, qu’une différence, c’est-à-dire un critère qui discrimine les individus, sans que cela n’ait en soi d’importance pour l’obtention de bénéfices matériels ou symboliques. Mais cette différence peut se transformer en inégalité, si l’institution exige qu’on comprenne ce champ des mathématiques et, surtout, s’il existe des enjeux sociaux à savoir faire ce que l’institution exige. Or c’est ce qui semble se passer dans le fonctionnement de nos sociétés, puisque la réussite ou l’échec à l’école détermine largement l’accès à des situations sociales favorables ou défavorables.

Il sera dès lors essentiel, pour saisir ce qui peut justifier la pédagogie différenciée, de voir comment s’est construite historiquement cette situation qui fait que des différences de performance dans des exercices intellectuels ont pu devenir des critères de répartition entre positions sociales. Et dès lors, à quelles conditions une pédagogie qui propose des activités différentes aux élèves peut-elle conduire à réduire les différences qui existent entre eux ? Ou bien encore, pour formuler le problème d’une manière plus dramatique, la pédagogie différenciée ne risque-t-elle pas d’augmenter les différences entre élèves, plutôt que de les combler ? N’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir instituer des différences dans le but d’en abolir d’autres ?

Mais d’autre part, on peut vouloir réduire les différences entre élèves pour une toute autre raison. On admet souvent que l’école consiste, pour une large part, à faire accéder les élèves à un ensemble de savoirs : savoirs sur la langue, savoirs mathématiques, savoirs relevant des sciences de la nature, savoirs historiques, etc. Or même si les savoirs enseignés sont très différents des savoirs scientifiques auxquels ils se réfèrent (cf. Chevallard, 1985), ils n’en abandonnent pas pour autant les principes épistémologiques : un savoir est construit d’abord sur le principe d’une rupture avec l’opinion individuelle (cf. Bachelard, 1938). Comme le fait apparaître Fabre (1999), un véritable savoir ne peut se construire sans une problématisation, c’est-à-dire ce mouvement par lequel on remet en question la conception spontanée qu’on a de la réalité et par lequel on s’interroge sur les causes de ce qu’on peut en saisir. Ainsi tout savoir procède d’une prise de distance avec ce qu’un individu peut spontanément penser.

En outre, le problème une fois posé permet de construire des hypothèses qui devront être soumises à des vérifications empiriques. Or le recueil des données empiriques, qu’il s’agisse de sciences de la nature ou de sciences humaines (histoire, étude de la langue), fait toujours l’objet de précautions méthodologiques dont le principe est que tout relevé  empirique doit pouvoir donner les mêmes résultats quel que soit l’observateur. Il s’agit donc bien d’annuler, autant que faire se peut, la subjectivité du chercheur, autrement dit l’ensemble des caractéristiques  qui font qu’il est différent de tout autre (sur l’ensemble de ces remarques, on peut consulter Carette et Rey, 2010, chap. 3).

Toute une orientation didactique s’inscrit dans le sillage de ces remarques : elle conduit à repérer les conceptions préalables que  peut avoir chaque élève sur l’objet de savoir étudié, afin de saisir ce qui, chez lui, peut faire obstacle à la compréhension. Nous aurons donc à voir en quoi la pédagogie différenciée peut tirer partie de cette orientation et en quoi cela peut déterminer les différences qu’elle choisit de prendre en compte.

De l’ensemble des considérations qui précèdent, on peut tirer trois conséquences :

1)           La pédagogie différenciée apparaît d’emblée comme une tentative de solution à un problème qui a un caractère hautement sensible. Il l’est en ce qu’il touche à la notion de différences entre les individus. Et la valeur qu’on peut attribuer aux différences est l’objet de débat. L’école est aux prises avec des injonctions divergentes qui vont de la sacralisation de la différence à l’effort vers la construction d’une universalité.

2)           La pédagogie différenciée se situe d’emblée dans une ambiguïté. Car « se préoccuper » des différences entre élèves peut s’entendre en deux sens opposés : on peut vouloir les sauvegarder ou on peut vouloir les réduire. Nous aurons à voir si cette ambiguïté n’est pas un des facteurs de son succès.

3)           L’idée de « traiter » les différences entre élèves (quel que soit le sens précis qu’on donne à ce terme) ne dit encore rien de l’instance qui doit opérer ce traitement : il peut se faire au niveau de

 

l’institution elle-même par la diversification du cursus en filières différentes ; il peut se faire entre les classes d’une même filière à l’échelle d’un établissement ; il peut se faire au niveau des élèves d’une même classe, en prévoyant pour certains d’entre eux des dispositifs de remédiation grâce à des interventions extérieures ; il peut se faire aussi au sein même de la classe au moyen d’activités différentes selon les élèves. Nous verrons lequel de ces traitements mérite le nom de « pédagogie différenciée ».

 

Le caractère très sensible et même parfois polémique du problème des différences à l’école incite à être particulièrement attentif aux termes couramment utilisés dans le discours qui entoure la notion de pédagogie différenciée. Des termes tels que « différent », « différence »,

« différencié », « différenciateur » ont-ils les mêmes connotations ?

Le mot « différence » est généralement utilisé dans un contexte qui implique qu’on puisse déterminer et formuler les différences dont il est question ou, au moins, qu’on cherche à le faire. Il a donc déjà des connotations   qui   ne   sont   pas   les   mêmes   que   celles   de   l’adjectif

« différent ». Ce dernier peut être employé en effet simplement  pour référer au fait que deux individus ne sont pas identiques, sans qu’on soit capable nécessairement de préciser les traits qui les distinguent ; le mot signale simplement l’irréductible singularité de chaque individu. En revanche, dès qu’on parle de « différence », c’est qu’on peut établir et nommer   les   traits   distinctifs   ou   qu’on   aspire   à   le   faire.   Le mot

« différence » implique une catégorisation.

Or cela n’est pas dépourvu d’enjeux. Car dès qu’on parle de différences entre individus, la question se pose de savoir si elles sont objectives ou si elles procèdent plutôt du système de catégorisation qu’applique l’observateur extérieur aux individus supposés être différents. Autrement dit, les différences sont-elles propres aux individus que l’on distingue, ou bien sont-elles créées par le regard de l’observateur ? Il est vraisemblable que les deux sont vrais : tout individu est porteur d’une infinité de traits physiques, biologiques, psychologiques, comportementaux, etc., qui, par leur nature et leur agencement, constituent le caractère irréductiblement « différent » de chacun. Mais l’observateur extérieur, par exemple l’enseignant ou le représentant de l’institution scolaire, saisit un nombre toujours nécessairement limité de ces traits, les repères et les catégorise et, par-là, établit ce qu’il nomme les « différences » de cet individu avec les autres. Ces « différences » sont bien « objectives », mais en même temps du fait qu’elles ont été choisies comme significatives, alors que d’autres ont été négligées, leur repérage tient au regard de l’observateur et à son système de critères. En ce sens, elles sont pour une part construites. Elles le sont d’autant plus que, lorsqu’un observateur repère les « différences » qui lui paraissent constitutives de la singularité d’un individu, il le fait au terme d’une comparaison entre cet individu et d’autres ; par-là, ce qui est repéré chez le premier, ce sont les traits qui diffèrent. Ainsi, ces différences repérées, tout en étant objectives, sont doublement tributaires  de  facteurs  extérieurs : d’une part, elles dépendent de ce que l’observateur juge important et par là relèvent d’un système de valeurs, d’autre part, elles dépendent des autres individus avec lesquels a lieu la comparaison qui va mener au repérage de ces différences. Toute différence est par  là construite, même si cette construction n’est pas nécessairement consciente ni intentionnelle : elle est socialement construite.

En revanche, lorsqu’on dit qu’un objet ou une pratique est

« différencié », on implique de la part de celui qui « différencie » une intention. Ainsi la pédagogie « différenciée » consiste à varier des pratiques d’enseignement volontairement. Mais cette action intentionnelle peut être conduite en fonction d’un repérage de différences qui, lui, n’est pas nécessairement voulu ni conscient. Dès lors, le problème est que l’acteur, en répondant par une action différenciée à des différences, a le sentiment que ces dernières sont objectives et qu’il n’est pour rien dans leur repérage.

Si l’on examine, maintenant, l’adjectif « différenciateur/trice », il renvoie à l’idée de l’engendrement de différences, que cet engendrement procède d’une action volontaire ou d’une action involontaire ou encore d’un processus irrépressible. Un enseignant peut être différenciateur en ce qu’il cherche volontairement à fabriquer de la différence entre ses élèves (par exemple en choisissant des épreuves d’évaluation suffisamment discriminatrices). Mais il peut l’être aussi involontairement par le même moyen. Et plus généralement l’école, la manière dont elle est organisée, le type d’activités qu’on y mène, la forme de savoir qu’on veut y faire acquérir, etc., peuvent engendrer des différences sans que cela ne soit volontaire de la part de quiconque. Dans le contexte de la pédagogie différenciée, le mot « différenciateur » est plutôt utilisé dans ces dernières acceptions, c’est-à-dire pour désigner un processus qui engendre des différences. Ainsi faut-il distinguer une « pédagogie différenciée » d’une « pédagogie différenciatrice ». La première est faite de dispositions volontaires et conscientes pour répondre à des différences qui existent préalablement (même si un regard critique peut faire apparaître, comme on l’a vu, que ces différences prétendument préalables sont pour une part construites). Une pédagogie différenciatrice, en revanche, est une pédagogie qui engendre elle-même, volontairement ou non, des différences.

Pour compléter ce parcours terminologique, il conviendrait de définir le mot « pédagogie ». La définition de ce terme fait l’objet de débats complexes et vifs, notamment lorsqu’il s’agit d’en préciser le statut épistémologique (est-ce un savoir ? une pratique ? la réflexion sur une pratique ?) et surtout lorsqu’il s’agit de la distinguer de la didactique (cf. par exemple Marchive, 2008). Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans ces débats. Nous admettrons que lorsque ce mot est utilisé dans l’expression

« pédagogie différenciée », il désigne l’ensemble des dispositions mises en œuvre par l’enseignant, qu’il s’agisse de la mise en forme du savoir,  des activités proposées pour que les élèves y accèdent, de l’organisation temporelle et spatiale de la classe, des regroupements d’élèves, des règles instituées dans la classe et de la manière de les faire respecter, des formes d’évaluation, etc. Il n’y a pas lieu d’exclure a priori telle ou telle dimension, d’autant moins qu’elles s’impliquent et se déterminent mutuellement.

Enfin, parmi les problèmes qu’il faut prendre en compte lorsqu’on parle de pédagogie différenciée, il y a ceux qui tiennent à l’histoire de cette notion. L’expression semble n’apparaître avec son sens spécifique qu’en 1970. Elle sera rapidement reprise par d’autres pédagogues chercheurs, tels que Meirieu, Astolfi, Zakhartchouk, Przesmycki.

Le deuxième grand moment de la courte histoire de la pédagogie différenciée est qu’elle est reprise, au cours de la décennie 1990, dans les textes institutionnels comme devant être pratiquée par tous  les enseignants. Nous verrons en quels termes elle est formulée dans les textes officiels d’un certain nombre de pays francophones (France, Belgique, Québec et certains cantons suisses). Cette injonction est, en outre, très largement répercutée en formation initiale et continue des enseignants, ainsi que par les corps intermédiaires (inspecteurs, cadres scolaires, conseillers pédagogiques). Il semble donc qu’elle apparaisse aux responsables scolaires comme un élément essentiel. Il s’agira donc de voir à quel type de problèmes elle prétend pouvoir répondre.

Enfin on voit apparaître, depuis la fin des années 1980, une très abondante littérature consacrée à la pédagogie différenciée. Certains ouvrages se consacrent partiellement à une réflexion sur les problèmes qu’elle tente de résoudre, sur les buts qu’on peut lui assigner et sur les justifications qu’on peut lui apporter, mais sont également très orientés vers la pratique de cette pédagogie. D’autres sont presque exclusivement consacrés à cette dernière et peuvent atteindre un très haut degré de technicité (cf. par exemple, Caron, Tomlinson).

Or, comme le font apparaître différentes enquêtes, la pédagogie différenciée semble faire peu l’objet de pratiques réelles sur le terrain, et surtout ces pratiques, lorsqu’elles existent, sont d’une grande hétérogénéité. Alors qu’elle fait l’objet d’injonctions officielles répétées, alors qu’elle est largement présente dans le discours de la formation et du conseil, alors qu’elle est décrite et recommandée par une abondante littérature qui fournit, avec un luxe de détails considérable, des démarches et des outils, on doit constater qu’elle donne lieu à des pratiques, d’une part, rares, d’autre part, étonnamment polymorphes. Il y a là, a priori, quelque chose qui peut être tenu pour une énigme.


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