Avant de formuler une définition de la pédagogie différenciée, on pourrait dire que cette pédagogie est formée de toutes les dispositions qu’un enseignant peut mettre en place afin de tenir compte des différences entre ses apprenants.
Une analyse approfondie pour mieux comprendre les problèmes de
la pédagogie différenciée n’est pas nécessaire. Le
premier est de savoir s’il est légitime de tenir compte des différences
entre élèves. De ce point de vue, on peut schématiquement, discerner deux orientations :
– La première consiste à
valoriser les différences. Contre la menace d’une uniformisation totalitaire
des comportements et des pensées, la deuxième moitié du XXe siècle a vu
l’affirmation d’un « droit à la différence ». Au nom de cette revendication,
l’école a souvent été critiquée : elle a été accusée de normaliser la pensée,
en exigeant des élèves des performances
conformes à des modèles préétablis ; on l’a accusée de refuser les réponses
personnelles, la créativité, la fantaisie, la divergence. Dans cette
orientation, les différences à prendre en compte ne se limitent pas à celles
qui sont d’ordre strictement cognitif. On a pu ainsi critiquer une conception
restrictive de l’intelligence, imposée par l’école, au nom de formes
d’intelligences multiples (Gardner, 1999).
Dans cette optique, il s’agirait alors de réformer les
pratiques scolaires de façon qu’elles sauvegardent ce qui fait l’irréductible
singularité de tout individu et, autant que possible, de créer les conditions
pour que cette individualité puisse trouver les outils de son expression.
– La deuxième de ces
orientations consiste au contraire à vouloir abolir ou, au moins, à réduire les
différences. Mais cette dévalorisation des différences peut être, à son tour,
justifiée par deux catégories très différentes de considérations.
D’une part, ce qu’on peut
redouter, lorsqu’on veut réduire les différences entre élèves à l’école, c’est
qu’elles servent de support à des inégalités. Entre un élève qui comprend la
trigonométrie et un élève qui ne la comprend pas, il n’y a, d’un point de vue
strictement conceptuel, qu’une différence, c’est-à-dire un critère qui
discrimine les individus, sans que cela n’ait en soi d’importance pour
l’obtention de bénéfices matériels ou symboliques. Mais cette différence peut
se transformer en inégalité, si l’institution exige qu’on comprenne ce champ
des mathématiques et, surtout, s’il existe des enjeux sociaux à savoir faire ce
que l’institution exige. Or c’est ce qui semble se passer dans le
fonctionnement de nos sociétés, puisque la réussite ou l’échec à l’école
détermine largement l’accès à des situations sociales favorables ou
défavorables.
Il sera dès lors essentiel, pour saisir ce qui peut
justifier la pédagogie différenciée, de voir comment s’est construite
historiquement cette situation qui fait que des différences de performance dans
des exercices intellectuels ont pu devenir des critères de répartition entre
positions sociales. Et dès lors, à quelles conditions une pédagogie qui propose
des activités différentes aux élèves peut-elle conduire à réduire les
différences qui existent entre eux ? Ou bien encore, pour formuler le problème
d’une manière plus dramatique, la pédagogie différenciée ne risque-t-elle pas
d’augmenter les différences entre élèves, plutôt que de les combler ? N’y
a-t-il pas un paradoxe à vouloir instituer des différences dans le but d’en
abolir d’autres ?
Mais d’autre part, on peut
vouloir réduire les différences entre élèves pour une toute autre raison. On
admet souvent que l’école consiste, pour une large part, à faire accéder les
élèves à un ensemble de savoirs : savoirs sur la langue, savoirs mathématiques,
savoirs relevant des sciences de la nature, savoirs historiques, etc. Or même
si les savoirs enseignés sont très différents des savoirs scientifiques
auxquels ils se réfèrent (cf. Chevallard, 1985), ils n’en abandonnent pas pour
autant les principes épistémologiques : un savoir est construit d’abord sur le
principe d’une rupture avec l’opinion individuelle (cf. Bachelard, 1938). Comme
le fait apparaître Fabre (1999), un véritable savoir ne peut se construire sans
une problématisation, c’est-à-dire ce mouvement par lequel on remet en question
la conception spontanée qu’on a de la réalité et par lequel on s’interroge sur
les causes de ce qu’on peut en saisir. Ainsi tout savoir procède d’une prise de
distance avec ce qu’un individu peut spontanément penser.
En outre, le problème une fois posé permet de construire des
hypothèses qui devront être soumises à des vérifications empiriques. Or le
recueil des données empiriques, qu’il s’agisse de sciences de la nature ou de
sciences humaines (histoire, étude de la langue), fait toujours l’objet de
précautions méthodologiques dont le principe est que tout relevé empirique doit pouvoir donner les mêmes
résultats quel que soit l’observateur. Il s’agit donc bien d’annuler, autant
que faire se peut, la subjectivité du chercheur, autrement dit l’ensemble des
caractéristiques qui font qu’il est
différent de tout autre (sur l’ensemble de ces remarques, on peut consulter
Carette et Rey, 2010, chap. 3).
Toute une orientation didactique s’inscrit dans le sillage
de ces remarques : elle conduit à repérer les conceptions préalables que peut avoir chaque élève sur l’objet de savoir
étudié, afin de saisir ce qui, chez lui, peut faire obstacle à la
compréhension. Nous aurons donc à voir en quoi la pédagogie différenciée peut
tirer partie de cette orientation et en quoi cela peut déterminer les
différences qu’elle choisit de prendre en compte.
De l’ensemble des considérations qui précèdent, on peut
tirer trois conséquences :
1) La
pédagogie différenciée apparaît d’emblée comme une tentative de solution à un
problème qui a un caractère hautement sensible. Il l’est en ce qu’il touche à
la notion de différences entre les individus. Et la valeur qu’on peut attribuer
aux différences est l’objet de débat. L’école est aux prises avec des
injonctions divergentes qui vont de la sacralisation de la différence à
l’effort vers la construction d’une universalité.
2) La
pédagogie différenciée se situe d’emblée dans une ambiguïté. Car « se
préoccuper » des différences entre élèves peut s’entendre en deux sens opposés
: on peut vouloir les sauvegarder ou on peut vouloir les réduire. Nous aurons à
voir si cette ambiguïté n’est pas un des facteurs de son succès.
3) L’idée de
« traiter » les différences entre élèves (quel que soit le sens précis qu’on
donne à ce terme) ne dit encore rien de l’instance qui doit opérer ce
traitement : il peut se faire au niveau de
l’institution elle-même par la diversification du cursus en
filières différentes ; il peut se faire entre les classes d’une même filière à
l’échelle d’un établissement ; il peut se faire au niveau des élèves d’une même
classe, en prévoyant pour certains d’entre eux des dispositifs de remédiation
grâce à des interventions extérieures ; il peut se faire aussi au sein même de
la classe au moyen d’activités différentes selon les élèves. Nous verrons
lequel de ces traitements mérite le nom de « pédagogie différenciée ».
Le caractère très sensible et même parfois polémique du
problème des différences à l’école incite à être particulièrement attentif aux
termes couramment utilisés dans le discours qui entoure la notion de pédagogie
différenciée. Des termes tels que « différent », « différence »,
« différencié », « différenciateur » ont-ils les mêmes
connotations ?
Le mot « différence » est généralement utilisé dans un
contexte qui implique qu’on puisse déterminer et formuler les différences dont
il est question ou, au moins, qu’on cherche à le faire. Il a donc déjà des
connotations qui ne
sont pas les
mêmes que celles
de l’adjectif
« différent ». Ce dernier peut être employé en effet
simplement pour référer au fait que deux
individus ne sont pas identiques, sans qu’on soit capable nécessairement de
préciser les traits qui les distinguent ; le mot signale simplement
l’irréductible singularité de chaque individu. En revanche, dès qu’on parle de
« différence », c’est qu’on peut établir et nommer les
traits distinctifs ou
qu’on aspire à
le faire. Le mot
« différence » implique une catégorisation.
Or cela n’est pas dépourvu d’enjeux. Car dès qu’on parle de
différences entre individus, la question se pose de savoir si elles sont
objectives ou si elles procèdent plutôt du système de catégorisation
qu’applique l’observateur extérieur aux individus supposés être différents.
Autrement dit, les différences sont-elles propres aux individus que l’on
distingue, ou bien sont-elles créées par le regard de l’observateur ? Il est vraisemblable
que les deux sont vrais : tout individu est porteur d’une infinité de traits
physiques, biologiques, psychologiques, comportementaux, etc., qui, par leur
nature et leur agencement, constituent le caractère irréductiblement «
différent » de chacun. Mais l’observateur extérieur, par exemple l’enseignant
ou le représentant de l’institution scolaire, saisit un nombre toujours
nécessairement limité de ces traits, les repères et les catégorise et, par-là,
établit ce qu’il nomme les « différences » de cet individu avec les autres. Ces
« différences » sont bien « objectives », mais en même temps du fait qu’elles
ont été choisies comme significatives, alors que d’autres ont été négligées,
leur repérage tient au regard de l’observateur et à son système de critères. En
ce sens, elles sont pour une part construites. Elles le sont d’autant plus que,
lorsqu’un observateur repère les « différences » qui lui paraissent
constitutives de la singularité d’un individu, il le fait au terme d’une
comparaison entre cet individu et d’autres ; par-là, ce qui est repéré chez le
premier, ce sont les traits qui diffèrent. Ainsi, ces différences repérées,
tout en étant objectives, sont doublement tributaires de
facteurs extérieurs : d’une part,
elles dépendent de ce que l’observateur juge important et par là relèvent d’un
système de valeurs, d’autre part, elles dépendent des autres individus avec
lesquels a lieu la comparaison qui va mener au repérage de ces différences.
Toute différence est par là construite,
même si cette construction n’est pas nécessairement consciente ni
intentionnelle : elle est socialement construite.
En revanche, lorsqu’on dit qu’un objet ou une pratique est
« différencié », on implique de la part de celui qui «
différencie » une intention. Ainsi la pédagogie « différenciée » consiste à
varier des pratiques d’enseignement volontairement. Mais cette action
intentionnelle peut être conduite en fonction d’un repérage de différences qui,
lui, n’est pas nécessairement voulu ni conscient. Dès lors, le problème est que
l’acteur, en répondant par une action différenciée à des différences, a le
sentiment que ces dernières sont objectives et qu’il n’est pour rien dans leur
repérage.
Si l’on examine, maintenant, l’adjectif «
différenciateur/trice », il renvoie à l’idée de l’engendrement de différences,
que cet engendrement procède d’une action volontaire ou d’une action
involontaire ou encore d’un processus irrépressible. Un enseignant peut être
différenciateur en ce qu’il cherche volontairement à fabriquer de la différence
entre ses élèves (par exemple en choisissant des épreuves d’évaluation
suffisamment discriminatrices). Mais il peut l’être aussi involontairement par
le même moyen. Et plus généralement l’école, la manière dont elle est
organisée, le type d’activités qu’on y mène, la forme de savoir qu’on veut y
faire acquérir, etc., peuvent engendrer des différences sans que cela ne soit
volontaire de la part de quiconque. Dans le contexte de la pédagogie différenciée,
le mot « différenciateur » est plutôt utilisé dans ces dernières acceptions,
c’est-à-dire pour désigner un processus qui engendre des différences. Ainsi
faut-il distinguer une « pédagogie différenciée » d’une « pédagogie
différenciatrice ». La première est faite de dispositions volontaires et
conscientes pour répondre à des différences qui existent préalablement (même si
un regard critique peut faire apparaître, comme on l’a vu, que ces différences
prétendument préalables sont pour une part construites). Une pédagogie
différenciatrice, en revanche, est une pédagogie qui engendre elle-même,
volontairement ou non, des différences.
Pour compléter ce parcours terminologique, il conviendrait
de définir le mot « pédagogie ». La définition de ce terme fait l’objet de
débats complexes et vifs, notamment lorsqu’il s’agit d’en préciser le statut
épistémologique (est-ce un savoir ? une pratique ? la réflexion sur une
pratique ?) et surtout lorsqu’il s’agit de la distinguer de la didactique (cf.
par exemple Marchive, 2008). Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans ces débats.
Nous admettrons que lorsque ce mot est utilisé dans l’expression
« pédagogie différenciée », il désigne l’ensemble des
dispositions mises en œuvre par l’enseignant, qu’il s’agisse de la mise en forme
du savoir, des activités proposées pour
que les élèves y accèdent, de l’organisation temporelle et spatiale de la
classe, des regroupements d’élèves, des règles instituées dans la classe et de
la manière de les faire respecter, des formes d’évaluation, etc. Il n’y a pas
lieu d’exclure a priori telle ou telle dimension, d’autant moins qu’elles
s’impliquent et se déterminent mutuellement.
Enfin, parmi les problèmes qu’il faut prendre en compte
lorsqu’on parle de pédagogie différenciée, il y a ceux qui tiennent à
l’histoire de cette notion. L’expression semble n’apparaître avec son sens
spécifique qu’en 1970. Elle sera rapidement reprise par d’autres pédagogues
chercheurs, tels que Meirieu, Astolfi, Zakhartchouk, Przesmycki.
Le deuxième grand moment de la courte histoire de la
pédagogie différenciée est qu’elle est reprise, au cours de la décennie 1990,
dans les textes institutionnels comme devant être pratiquée par tous les enseignants. Nous verrons en quels termes
elle est formulée dans les textes officiels d’un certain nombre de pays
francophones (France, Belgique, Québec et certains cantons suisses). Cette
injonction est, en outre, très largement répercutée en formation initiale et
continue des enseignants, ainsi que par les corps intermédiaires (inspecteurs,
cadres scolaires, conseillers pédagogiques). Il semble donc qu’elle apparaisse
aux responsables scolaires comme un élément essentiel. Il s’agira donc de voir
à quel type de problèmes elle prétend pouvoir répondre.
Enfin on voit apparaître, depuis la fin des années 1980, une
très abondante littérature consacrée à la pédagogie différenciée. Certains
ouvrages se consacrent partiellement à une réflexion sur les problèmes qu’elle
tente de résoudre, sur les buts qu’on peut lui assigner et sur les justifications
qu’on peut lui apporter, mais sont également très orientés vers la pratique de
cette pédagogie. D’autres sont presque exclusivement consacrés à cette dernière
et peuvent atteindre un très haut degré de technicité (cf. par exemple, Caron,
Tomlinson).
Or, comme le font apparaître différentes enquêtes, la
pédagogie différenciée semble faire peu l’objet de pratiques réelles sur le
terrain, et surtout ces pratiques, lorsqu’elles existent, sont d’une grande
hétérogénéité. Alors qu’elle fait l’objet d’injonctions officielles répétées,
alors qu’elle est largement présente dans le discours de la formation et du
conseil, alors qu’elle est décrite et recommandée par une abondante littérature
qui fournit, avec un luxe de détails considérable, des démarches et des outils,
on doit constater qu’elle donne lieu à des pratiques, d’une part, rares,
d’autre part, étonnamment polymorphes. Il y a là, a priori, quelque chose qui
peut être tenu pour une énigme.
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